Ann. Medit. Burns Club - vol. VIII - n. 2 - June 1995

DEGENERESCENCE MALIGNE DES SEQUELLES DE BRULURES A PROPOS DE 35 CAS

Joucdar S., Kismoune M., Boudjemia F, Abchiche M., Fatah S., Zidane D., Mitiche B.E.*

*Service des Brûlés et de Chirurgie Plastique, CHU Douera, Algérie
**Service des Enfants Brûlés et de Chirurgie Plastique, CHU Bab El Oued


RESUME. Depuis la description princeps de Marjolin la notion de dégénérescence maligne des cicatrices instables de brûlures est devenue classique. Les cicatrices de brûlures fibreuses pauvrement vascularisées, s'ulcérant sans cesse, très sensibles aux microtraumatismes, font le lit du cancer. La situation fréquente de ces cicatrices au niveau des grands plis de flexion où s'opposent des forces physiologiques puissantes à la rétraction cicatricielle aggraverait le processus néoplasique. Il est admis qu'il faut au moins dix ans d'évolution pour que la cancérisation se fasse. Parfois ce délai est raccourci. L'épithélioma spinocellulaire est le cancer des cicatrices des brûlures. Le traitement des lésions constituées est surtout chirurgical associé parfois avec de la radiothérapie et de la chimiothérapie. Le traitement essentiel est préventif devant des brûlures des plis de flexion: les pansements posturaux et la pressothérapie et, lors de la cure d'une cicatrice ulcérée même récente, l'analyse systématique de la pièce de résection.

Introduction

La relation qui existe entre les cicatrices de brûlures thermiques et carcinomes cutanés a été reconnue initialement par Cels. J. C. Marjolin, en
1828, décrit avec beaucoup de préci1sion ce type de tumeurs se développant sur des séquelles de brûlures. Da Costa, en 1903, crée le premier le terme "ulcère de Marjolin", 'appliquant aux tumeurs cutanées provenant des ulcérations chroniques d'origines diverses. Aujourd'hui ce terme
générique englobe les tumeurs malignes développées sur plusieurs types de cicatrices, plaies chroniques, ulcères veineux et artéritiques chroniques, escarres, fistules d'ostéomyélite et de tuberculose ostéoarticulaire, fistules urinaires, sinus pilonidal, les cicatrices de variole, les ulcérations de radiodermite chronique. Parmi les causes d'ulcération cutanée chronique, les séquelles de brûlures représentent dans notre étude la prerniète cause. Par ailleurs, cette néoplasie est très accessible à la clinique et répond bien au traitement. La prévention de cette séquelle majeure doit donc être une priorité thérapeutique.

Les patients

Durant une décennie (1983-1993), nous avons eu à traiter 35 patients porteurs d'un épithélioma (EOA) spinocellulaire développé sur séquelle de brûlure.Pendant cette période, 1523 cancers cutanés ont été opérés. Cette étiologie particulière représente 2,3% des causes retrouvées. Par ailleurs, 890 séquelles de brûlures ont été opérées pendant cette période. Les EOA sur séquelles de brûlures représent 3,9% des cas. L'incidence des EOA sur séquelles de brûlures est considérée comme faible. Sur 1,2% des tumeurs cutanées en général, les séquelles de brûlures représentent 2,5% des étiologies (2% EOA spinocellulaire et 0,5% EOA basocel Maire).

Fig. la - Epithélioma spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la face. Vue préopératoire, profil.

Fig. la - Epithélioma spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la face. Vue préopératoire, profil.

D'autres statistiques' rapportent le taux élevé de 6,8% d'EOA spinocellulaires sur séquelles de brûlures. Ces derniers surviennent dans des régions froides où les habitants utilisent le charbon incandescent mis dans des récipients et apposés contre l'abdomen pour se réchauffer. Ce contact prolongé de la source de chaleur entraîne des brûlures chroniques légères qui dégénèrent par la suite.
En ce qui concerne l'âge et le sexe, on note une predominance masculine. L'âge de découverte de la tumeur se fait aux alentours de la cinquantaine (Tableau I).

Age (ans)

Homme

Femme

Total

<20

0

1

1

21-40

5

2

7

41-60

14

4

18

60<

6

3

9

Total

25

10

3

Tableau 1 - Age - sexe

Il est à noter une évolution longue: l'ulcération évolueentre dix et vingt ans avant d'exploser en cancer (Tableau II), ce qui est classique. Cependant, chez les enfants, la période de latence peut diminuer et l'apparition de la néoplasie peut survenir après deux à trois ans d'évolution séquellaire.

Age (ans)

Brûlure

Ulcération

<10

0

22

11-20

5

4

21-30

6

3

31-40

6

3

41-50

5

2

51>

13

1

Total

35

35

Tableau 11 - Evolution

(14 patients avaient une ulcération évoluant moins de 5 ans)

PathogMe

Le mécanisme précis de la dégénérescence maligne des séquelles de brûlures est encore inconnu. Plusieurs théories ont été énoncées. Il a été retenu que toute cicatrice cutanée sujette à des irritations chroniques et répétées avait un potentiel élevé de dégénérescence maligne.11 est plus rare de rencontrer des néoplasies sur des séquelles qui ont été opérées et recouvertes de greffe. Dans d'autres cas, bien que des régions aient été greffées avec succès, un cancer est apparu.La dégénérescence est due à la cicatrice elle-même. Les cicatrices dépigmentées (achromiques) et hypertrophiques, moins souples, s'ulcèrent facilement par la tension qui s'exerce par les forces antagonistes au niveau des grands plis de flexion (axillaire, creux poplité, pli inguinal) (Tableau III).

Extrémité céphalique - cou

5

Creux axillaire

4

Coude

5

Poignet - main - doigt

5

Dos

1

Aine

2

Creux poplité - genou

12

Cheville - pied - orteil

1

Total

35

Tableau III - Siège

 

Fig. lb - Vue préopératoire, face.

Fig. lc . Vue postopératoire, face.

Fig. lb - Vue préopératoire, face.

Fig. lc . Vue postopératoire, face.

D'autres auteurs pensent que l'état de dépression immunitaire produit par l'existence de tissu cicatriciel est un facteur favorisant la transformation maligne, de même que le drainage lymphatique, étant insuffisant compte tenu du tissu cicatriciel, entraînera un retard dans la réaction immunologique et par conséquent la résponse immunologique des cellules anticancéreuses sera pauvre.
En outre, les lésions traumatiques chroniques comme les brûlures peuvent entraîner la modification de l'acide désoxyribonucléique cellulaire et produire des mutations engendrant le cancer.

Anatomie pathologique

Les EOA sur séquelles de brûlures siègent surtout au niveau des plis de flexion, l'ulcération étant entretenue par des forces antagonistes très fortes.Les EOA spinocellulaires sont le plus habituellement retrouvés. Arrivent en seconde position les EOA basocellulaires dans les cas de brûlures superficielles avec intégrité des follicules pilosébacés.

Fig. ld - Vue postopératoire, profil.

Fig. ld - Vue postopératoire, profil.

Les carcinomes se développant sur séquelles de brûlures sont de type spinocellulaire, alors que ceux qui se rnanifestent sur des radiodermites sont de type basocellulaire.D'autres cancers peuvent se voir, par exemple mélanomes malins, fibrosarcomes, sarcomes ostéogéniques, adénocarcinomes, liposarcomes.
Les EOA survenant sur séquelles de brûlures ne presentent aucune prédilection d'âge, ni de race. Ils surviennent surtout chez l'homme (3 hommes pour 1 femme) avec une moyenne d'âge de 50 ans.
Il existerait une periode de latence avant la transformation maligne de la cicatrice qui se situerait entre 8 et 60 ans. On a remarqué que plus tôt le patient aura présenté une brûlure dans sa vie, la transforrnation maligne se fera plus tardivement.
Les cancers sur séquelles de brûlures surviennent surtout dans des régions où la brûlure a été profonde, avec une prédilection pour les plis de flexion et les extrémités, où la vascularisation est diminuée et les traumatismes nombreux.

iFig. 2a - Epithélioma spinocellulaire sur le versant postérieur d'une séquelle de brûlure du creux axillaire et du bras.

Fig. 2b - Aspect postopératoire.

Fig. 2a - Epithélioma spinocellulaire sur le versant postérieur d'une séquelle de brûlure du creux axillaire et du bras.

Fig. 2b - Aspect postopératoire.

La fréquence des métastases varie selon les auteurs de 15 à 54%. Les métastases ganglionnaires sont les plus fréquentes. Viennent ensuite les métastases pulmonaires, hépatiques, cérébrales et rénales. La mortalité serait alors de 63% pour des patients porteurs d'adénopathies plus de 3 ans.

Fig. 3a - Epithéliorna spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la fesse et de la face postérieure de la cuisse. Vue préopératoire.

Fig. 3b - Vue postopératoire.

Fig. 3a - Epithéliorna spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la fesse et de la face postérieure de la cuisse. Vue préopératoire.

Fig. 3b - Vue postopératoire.

Traitement

Le meilleur traitement pour les carcinomes développés sur les séquelles de brûlures reste la prophylaxie. Nancarrow' recommande des mesures simples de prévendon dans la survenue de telles lésions.

  • Eviter l'utilisation de substances corrosives et irritantes sur les zones cicatrisées (produits chimiques)
  • Eviter la radiothérapie dans le traitement des cicatrices hypertrophiques et chéldides.
  • Faire des soins locaux et des pansements de qualité.
  • Utiliser de manière optimale la rééducation et la pressothérapie.
  • Eviter d'utiliser la cicatrisation dirigée surtout au niveau des plis de flexion.
  • Ne pas hésiter à greffer précocement.

Fig. 4 - Epithéliorna spinocellulaire de la face interne du coude sur séquelle de brûlures.

Fig. 5 - Epithéliorna spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la face interne du bras.

Fig. 4 - Epithéliorna spinocellulaire de la face interne du coude sur séquelle de brûlures.

Fig. 5 - Epithéliorna spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la face interne du bras.

Après cicatrisation, il est capital de contrôler le patient. Si la cicatrice présente une ulcération qui dure plus de quatre mois sans tendance à la guérison, il faut s'inquiéter et opérer. On entreprend alors l'exérèse de Fulceration qui sera envoyée à l'histologie, et la perte de substance sera recouverte d'une greffe ou d'un lambeau selon les cas.
Quand la biopsie confirme l'origine néoplasique de l'ulcération, il est conseillé de faire une large exerese avec une marge de sécurité d'au moins 2 cm autour de la lésion.Les amputations seront réservées aux tumeurs évoluées atteignant l'os et les articulations.Il existe des cas où le diagnostic pose problème, on parle d'hyperplasie pseudoépithéliomateuse atypique, et l'apparition plus tard d'adénopathies assombrit le pronostic. Il est fortement conseillé de traiter ces hyperplasies pseudoépithéliomateuses comme de vrais cancers et être donc plus agressif.
Le curage ganglionnaire est sujet à controverses. Les adénopathies peuvent résulter d'une infection ou être des métastases.La taille des adénopathies n'est pas un facteur de malignité. Cependant, il est souhaitable de procéder à leur ablation particulièrement dans les territoires drainant des zones à risque élevé comme les membres inférieurs. Le curage ganglionnaire en fonction des adénopathies atteintes peut être suivi en fonction d'un protocole, de radiothérapie et parfois de chimiothérapie. L'intérêt d'un consensus pluridisciplinaire est impératif afin de mieux estimer les facteurs pronostiques.

Résultats

Dans notre courte série, sur 35 patients traités chirurgicalement - exérèse tumorale et libération de la séquelle - quatre patients ont bénéficié d'un curage ganglionnaire, suivi de cure de radiothérapie. Pour deux d'entre eux, deux cures de chimiothérapie ont été instaurées, à la suite de métastases viscérales profondes, avec un certain confort palliatif. Dix patients ont décédé (Tableau IV). Pour six patients, c'est la néoplasie qui est à l'origine du décès. Pour les quatre autres, l'âge avancé et les cardiopathies intercurrentes ont été la cause du trépas.

 

Dus à la néoplasie

Autres

Total

Femmes

4

3

7

Hommes

2

1

3

Total

6

4

10

Tableau IV - Décès

Conclusion - prévention

Le pronostic des EOA sur séquelles de brûlures vu le faible nombre de cas ne peut être établi avec précision. Les séquelles de la face, du cou et des membres supérieurs présentent une meilleure évolution et subissent moins de dégénérescence que les lésions situées au niveau des membres inférieurs. Les métastases ganglionnaires représentent le facteur pronostique le plus important. Selon Nancarrow,1 les patients qui ne présentent pas de métastases trois années après l'exérèse de la tumeur ont un bon pronostic. Actuellement, pour les 25 patients traités stabilisés, le recul est dix ans pour les plus anciens patients et de 18 mois pour les plus récents. La prévention reste le fer de lance du traitement; la bride est une perte de substance virtuelle, il faut donc l'éviter par des pansements posturaux, ne pas se laisser aller à la facilité de la cicatrisation dirigée et pratiquer volontiers des exérèses greffes précoces. Les pansements posturaux et les vêtements compressifs diminueront certainement l'intensité des séquelles

Fig. 6a - Epithélioma spinocellulaire sur le versant antérieur d'une séquelle de brûlure axillo-brachio-latéro-thoracique. Vue préopératoire.

Fig. 6b - Vue postopératoire.

Fig. 6a - Epithélioma spinocellulaire sur le versant antérieur d'une séquelle de brûlure axillo-brachio-latéro-thoracique. Vue préopératoire.

Fig. 6b - Vue postopératoire.

Fig. 7a - Epithélioma spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la face dorsale de la main. Vue préopératoire.

Fig. 7b - Vue postopératoire.

Fig. 7a - Epithélioma spinocellulaire sur séquelle de brûlure de la face dorsale de la main. Vue préopératoire.

Fig. 7b - Vue postopératoire.

Une fois la bride constituée, une ulcération ne cicatrisant pas, l'indication opératoire est formelle. Tout aussi formelle l'analyse histologique de la pièce de résection, même si la bride ne présente pas de caractères inquiétants. Le suivi des malades doit être soutenu pendant au moins dix ans. Ce n'est qu'à ce prix que le nombre de dégénérescence pourra être diminué.

SUMMARY. The notion of the malignant degeneration of unstable burn scars has become classic since the original description by Marjolin. Fibrous bum scars are poorly irrigated and they frequently ulcerate. Microtraumas make them very sensitive and facilitate the onset of cancer. The scars are very often located at important points of flexion where strong physiological forces oppose scar contracture and this would appear to aggravate the neoplastic process. It takes ten years to reach the stage of cancer, sometimes less. Spinocellular epithelioma is the cancer of burn scars. The treatment of this kind of injury is above all surgical, sometimes with a combination of radiotherapy and chemiotherapy. The essential treatment in the case of bums in flexion folds is preventive, i.e. postural dressings, pressure therapy, and, in the case of the treatment of a recent ulcerated scar, the systematic analysis of the part resected.


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